[Comptes rendus] Yvon Quiniou, P. Tort, Marx et le problème de l'idéologie, in L'Homme, Année 1989, Volume 29, Numéro 110, pp. 135-136.
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[대상] Patrick tort, Marx et le problème de l'idéologie, Paris, PUF, « Philosophie d'Aujourd'hui », 1988, 147 p. (2d ed. L'Harmattan, 2006, avec Postface de Bernadette Menu, 152 p.).
L'idéologue n'est-il que le maillon d'une chaîne historique qui se déploie à son insu, ou est-il un cynique manipulant les masses en connaissance de cause ? Est-il une victime ou un coupable ? C'est à cette question insuffisamment posée par la tradition marxiste, et dont l'intelligence conditionne pour une part le renouveau des luttes d'idées actuelles, que répond Patrick Tort dans un ouvrage à la fois subtil et rigoureux.
La question n'est pas artificielle : il y a bien chez Marx deux discours sur l'idéologie dont la cohérence d'ensemble fait problème. D'un côté, un discours de dépendance qui la disqualifie sur un plan à la fois épistémologique et causal : le lieu de production des idées est la vie matérielle dont elles ne sont qu'un reflet déformé ; l'essentiel de l'histoire se passe hors d'elles, dans les transformations de la base économique et sociale : de l'idéologie comme illusion historiquement produite. De l'autre, un discours d'autonomie relative, plus ou moins refoulé, qui en fait un lieu essentiel de la reproduction de la société : de l'idéologie comme forme de pouvoir historiquement efficace.
La première conception est connue, mais Patrick Tort l'éclairé fortement, de deux manières. D'abord, en insistant sur l'illusion idéaliste qui est constitutive de l'idéologie et incite la conscience à oublier le déterminisme matériel qui pèse sur elle : l'idéologie renverse ainsi l'ordre réel des choses pour des raisons liées à cet ordre même (la division du travail) et verse dans un culte des idées — ou « idéolâtrie » — dont la religion avec son idolâtrie a fourni historiquement le premier modèle. Marx peut ainsi à bon droit reprocher aux Jeunes Hégéliens de demeurer des idéologues idéalistes quand ils prétendent changer le monde en critiquant des idées ! Ensuite, en déployant pleinement la thèse d'innocence sous-jacente au matérialisme historique : l'idéologie est un produit nécessaire de l'histoire, rigoureusement déterminé par le rapport à la nature et la division matérielle du travail, et l'idéologue est la première victime de l'illusion qu'il véhicule ; c'est dire qu'à aucun moment il ne produit intentionnellement la mystification dont on peut lui faire reproche et qu'il n'en est donc pas le responsable. Les catégories morales de l'accusation et de la faute doivent donc s'effacer et la lutte idéologique se concevoir comme une lutte « contre l'innocence même ».
Ce point de vue rencontre pourtant ses propres limites, que lève la seconde conception : l'idéologie dominante ne fonctionne pas à destination de la classe qui l'élabore et en est dupe ; elle produit des effets de domination dans la classe dominée et ne peut être contrée que sur un plan lui-même... idéologique. Tout cela n'est pensable que si l'on cesse d'y voir un simple effet d'histoire pour en faire une stratégie de pouvoir. C'est ici que l'apport de Tort est à la fois le plus original... et le plus discutable. S'inspirant de son travail sur la constellation de Thot [1], il montre bien que Marx rencontre le thème incontournable de la puissance des idées, qu'il pense l'aliénation à l'aide d'analogies religieuses (fantastique, mystique, mystification, fétichisme, etc.) et que ses analyses s'alimentent aux débats qu'avait suscités, au XVIIIe siècle, l'interprétation du pouvoir de la caste sacerdotale en Egypte : on y voyait soit un effet naturel de l'oubli, par le peuple, de la signification initiale des hiéroglyphes assurant aux clercs leur emprise, soit la conséquence d'un monopole du savoir par les prêtres, qui leur conférait le pouvoir sur une masse inculte. La deuxième lecture entraîne Marx à faire de la domination religieuse le modèle de la domination idéologique et à en inverser désormais la théorie : l'idéologue sait ce que les autres ne savent pas et il connaît donc l'illusion qu'il diffuse — qui n'est souvent que la forme exotérique et mystifiée d'un savoir ésotérique qui ne l'est pas (pensons aux idéologies para-scientifiques comme le darwinisme social dont il est question dans une annexe passionnante). Mais alors l'idéologie est coupable de l'aliénation qu'elle induit puisqu'elle est accompagnée de conscience et d'une intention d'efficacité ; et d'avoir pris la mesure de sa pleine efficacité et de ses stratégies justifie alors, théoriquement et pratiquement, qu'on lui réponde par des contre-stratégies émancipatrices, pleinement idéologiques elles aussi.
Alors, coupable ou non l'idéologie ? Tort ne nous laisse pas sur l'aporie. Non seulement parce que le texte de Marx permet de comprendre comment l'on passe, dans les situations de crise où le capitalisme manifeste ses limites, d'une conscience dominante automystifiée à une conscience délibérément hypocrite et mystificatrice; mais surtout parce que la question lui paraît de fait réglée : l'état actuel de la société avec la puissance envahissante des médias, atteste une hypertrophie des stratégies de séduction, de dissimulation, voire d'assujettissement du peuple (sur lesquelles Tort à de brillantes analyses) et donc impose apparemment le thème de la culpabilité idéologique. Mais est-ce si sûr ? Le pire des idéologues d'extrême droite n'est-il pas lui aussi, dans son activisme même, une victime — surtout si l'on fait l'hypothèse d'un déterminisme complexe où le jeu des pulsions, de l'inconscient et de la biographie jouent un rôle ? Il m'a semblé que la réflexion oubliait ici un enseignement matérialiste du point de vue initial : la causalité n'est pas la responsabilité, on peut être efficace dans innocence et même Le Pen est quelque part déterminé (et, pourquoi pas, par sa structure psychique) à être nocif. On ne fait donc pas sa part à l'innocence parce qu'on ne fait pas sa part au déterminisme. A l'oublier, on risque de surestimer l'idéologie, de sous-estimer le support matériel (économique et social) de l'intégration qu'elle redouble autant qu'elle la produit ; tout comme on risque de la "diaboliser" en restaurant une figure politiquement dangereuse : celle du "sujet coupable". Si l'idéologie est bien coupable — et Patrick Tort est justifié de nous inviter à sa critique instruite et donc à une pédagogie renouvelée de la raison —, l'idéologue, lui, est en dernier ressort toujours innocent. (Yvon Quiniou philosophe)
[1] TORT, La Constellation de Thot Hiéroglyphes et histoire, Paris, Aubier, 1981.
Présentation de l'éditeur
Réduite à sa thèse manifeste, explicitée au cœur de la polémique contre la nouvelle philosophie critique, L'Idéologie allemande installe son objet dans l'innocence d'un reflet, dans l'involontaire d'une croyance, dans la sincérité d'une illusion que partagent ceux-là mêmes qui l'élaborent - les " idéologues " de la classe dominante - et, tout autant, ceux qui la dénoncent comme telle et qui pensent ainsi changer le monde en corrigeant des représentations - les philosophes " critiques " allemands. Mais, dans les interstices de ce texte, et plus nettement encore dans le premier livre du Capital, la référence expresse de Marx, à travers le XVIIIe siècle, à ces archétypes de la fonction politico-idéologique et à ces spécialistes de la régulation sociale qu'étaient les prêtres de l'Egypte initiateurs des cultes idolâtriques, fait basculer la thèse de l'innocence de la production idéologique dans son extrême opposé. L'idéologie dominante devient alors une mystification calculée, un jeu d'artifices, un outil de l'influence, une force d'assujettissement à des simulacres construits, s'exerçant en direction des producteurs dominés, et manœuvrée depuis une position de savoir apte à exclure toute " illusion " sur son origine, son lieu d'application et ses conséquences matérielles : la reproduction des rapports de production et de la division du travail, dont la caste sacerdotale est elle-même le produit. Ces deux thèses en conflit latent fournissent la structure et les termes réels de la problématique idéologique chez Marx : du dépassement de leur opposition dépend aujourd'hui, pour une grande part, la nouvelle intelligence de la lutte idéologique.
Biographie de l'auteur
PATRICK TORT, philosophe et lauréat de l'Académie des sciences, est le fondateur de l'Institut Charles Darwin International (www.darwinisme.org).
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