Selon Foucault, la parrêsia va progressivement déterminer les deux voies éthiques autour desquelles toute la philosophie occidentale postérieure va s'articuler. Du reste, cette transformation est étroitement liée à la question du souci de soi, à la maxime grecque épiméléia héautou, au fondement de la morale antique. Ce dernier principe, si étranger à la pensée chrétienne (selon laquelle l'attitude éthique consiste dans le renoncement à soi, dans l'effacement progressif de soi), a d'abord été inspiré par des considérations politiques. Le souci de soi s'applique d'abord à l'homme libre jeune, celui-ci étant appelé, en vertu de son statut, à participer, un jour ou l'autre, au gouvernement de la cité. Or, pour bien gouverner les autres, il faut d'abord bien se gouverner soi-même. D'où cet appel au souci de soi, c'est-à-dire au travail sur soi, à l'amélioration de soi, que les hommes jeunes pratiqueront, le cas échéant, sous la direction d'un maître d'existence.
Toutefois, le souci de soi, à l'origine prioritairement politique, va progressivement recevoir une acception davantage éthique : s'il faut se soucier de soi, c'est tout au long de sa vie, dans un processus continu de perfectionnement de soi ; la figure symbolique du souci de soi n'est plus alors l'homme jeune appelé à de hautes destinées, mais le vieillard qui, arrivé au seuil de sa vie, a enfin le temps de s'occuper pleinement de soi. C'est ce glissement vers l'éthique qui caractérise également, dans Le courage de la vérité, la figure de la parrêsia.
Au fond, c'est, une fois de plus, à Socrate qu'il faut remonter – celui-là même qui invitait chacun de ses interlocuteurs à se soucier de lui-même. Socrate qui, délibérément, renonça à une activité politique au sens étroit pour apprendre aux Athéniens, dans un face-à-face le plus souvent intimiste, à se soucier d'eux-mêmes. Or, l'héritage socratique tient assemblés, inextricablement, souci de soi et courage de la vérité. Toutefois, ce lien inextricable entre la maxime épiméléia héautou et la parrêsia va prendre deux formes qui, l'une et l'autre, prennent appui sur la pensée et la vie de Socrate.
Première forme : se soucier de soi, c'est connaître la vérité sur soi, c'est un processus par lequel on cherche à apprendre la vérité sur soi-même ; or, où réside la vérité ultime d'un homme ? Recueillant la première partie de l'enseignement de Socrate, Platon répond : l'âme. C'est l'âme, en effet, qui constitue à la fois la quête du souci de soi et du courage de la vérité : oser affronter son âme, c'est oser affronter sa vérité, c'est accepter d'y trouver le principe originaire du soi. Toute l'existence de l'homme-philosophe sera donc consacrée à la recherche de son âme, au décryptage et au perfectionnement continus de celle-ci. Ce qui import!e dans cette première version, c'est l'esprit, la raison, le logos.
Cette première voie, disons « platonicienne », va, on s'en doute, profondément marquer la pensée occidentale et, en premier lieu, le christianisme. Toutefois, on sait combien, par-delà, l'héritage chrétien, y compris dans sa version laïcisée, cette vision « spiritualiste » a ensemencé toute la philosophie jusqu'à aujourd'hui.
Seconde forme, moins connue ou, en tout cas, moins enseignée, moins « transmise », parce qu'elle est probablement plus « scandaleuse » : se soucier de soi, ce n'est pas s'efforcer de connaître la vérité de son âme, c'est plutôt mener une « vraie » vie, une vie débarrassée des mensonges sociaux, des honneurs trompeurs, des conventions traditionnelles, etc. Le point central n'est plus l'âme ou la pensée ; c'est le corps et, qui plus est, le corps vivant confronté à d'autres corps, à la société et à ses règles. Ce n'est plus le logos qui constitue la cible du souci de soi et du courage de la vérité ; c'est la vie, le bios.
Chercher à mener une vraie vie, c'est donc vivre hors des codes, c'est retrouver sa nature primitive, c'est aller, sale et loqueteux, dans la cité, c'est interpeller violemment les autres, c'est satisfaire ses désirs primaux indépendamment des conventions (qu'il suffise de rappeler Diogène se masturbant sur une place publique). On trouve ici une filiation qui va aboutir à une « école » philosophique longtemps négligée dans les manuels officiels : les « cyniques » (du grec « kunos », « chien », puisque, à l'instar des chiens, ils « aboient » au passage de la bien-pensance et du bien-vivre). Négligée sans doute parce que les textes « cyniques » retrouvés sont peu nombreux et, en fin de compte, assez insignifiants : en effet, ce n'est pas en tant que doctrine que le cynisme vaut, explique Foucault, mais bien plutôt en tant que mode d'existence, à rebours des conceptions traditionnelles. Le cynisme est de l'ordre de la militance ; il est le point d'origine d'un certain militantisme philosophique qui traversera les siècles. Vivre une vraie vie, c'est alors vivre une vie « autre ». L'autre héritage socratique, c'est donc le thème de la vie autre et c'est elle – et non plus l'âme – qui devient la cible du souci de soi et de la recherche de la vérité.
Là encore, cette seconde voie va influencer à son tour la pensée occidentale. N'est-ce pas ce thème de la vie « autre », de la vie qui fait « scandale », qui accuse en même temps qu'elle témoigne, que l'on retrouvera, par exemple, dans les ordres mendiants au Moyen Âge ? La pauvreté évangélique n'est-elle pas, de ce point de vue, une traduction religieuse de la « vraie » vie des cyniques, de la vie sans apprêts, de la vie nue ?
Toutefois, la principale métamorphose appliquée à cette seconde voie de l'héritage socratique, c'est le passage fondamental du thème de la « vie autre » à celui du « monde autre ». Passage que l'on doit, là encore, d'abord et avant tout, au christianisme. L'élément fondamental de l'existence chrétienne, c'est, on le sait, de vivre sa vie terrestre de manière à accéder à l'autre monde ; c'est appeler de ses vœux ce monde autre – la vie dans le monde ici-bas n'étant rien d'autre qu'un bref passage qu'il faut concevoir comme permettant d'accéder à l'autre monde, ce qui implique de se comporter d'une certaine manière afin de se voir garantir cet accès –. Ce thème du « monde autre », décalé de celui de la « vie autre », on va le retrouver beaucoup plus tard dans les mouvements révolutionnaires. En effet, qu'est-ce que cette attitude de certains militants révolutionnaires qui, au nom d'un monde autre, entendent rompre avec celui-ci, quitte à prendre des risques, quitte à se mettre au ban de ce monde-ci, quitte même à perdre la vie, si cela est nécessaire pour augmenter les chances de réalisation de ce monde « autre » ? De là, une étroite parenté, en Occident, entre le christianisme et certains mouvement révolutionnaires.
Quoi qu'il en soit, la filiation cynique de Socrate a, elle aussi, quoique de manière moins voyante, profondément marqué l'histoire de la philosophie.
Au lendemain de la mort de Foucault, Georges Dumézil avait écrit un texte d'hommage, où il comparait l'intelligence du philosophe à un périscope, capable de percevoir, de balayer et d'éclairer des pans extrêmement différenciés, aussi bien du point de vue de leur contenu que sous l'angle de leur époque, du savoir et de la politique. Si besoin était, ce cours – qui est un vrai cours –, en même temps qu'il est un livre – un vrai livre –, renforce encore cette impression et atteste, une fois de plus, de ce que la pensée foucaldienne fut l'une des aventures intellectuelles les plus stimulantes du vingtième siècle.
[Notes]
1 Foucault, M., Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II, Cours au Collège de France 1983-1984, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2009, coll. Hautes Études.
2 Foucault, M., Le gouvernement de soi et des autres, Cous au Collège de France 1982-1983, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2007, coll. Hautes Études.
3 Platon conseilla notamment plusieurs dirigeants de la Sicile actuelle (Dion, d'abord ; Denys de Syracuse ensuite).
4 Ainsi, prenant ombrage des franches admonestations de Platon, Denys de Syracuse forma le projet de le faire assassiner ; Platon en eut vent suffisamment tôt pour fuir précipitamment la Sicile.
Nicolas Thirion, Mai 2009
Nicolas Thirion enseigne la théorie du droit à l'Université de Liège. Ses recherches s'intéressent également aux relations entre culture et droit. http://culture.ulg.ac.be/jcms/c_40855/le-courage-de-la-verite?part=1
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