2009년 12월 3일 목요일

내부의 적 & 사회방어 논의 (M.Senellart,07)

 

미셸 스넬라르(Michel Senellart)의 2007년 논문 한 편을 옮긴다(번역이 아니니, 옮겨온다가 맞겠다). 총 21쪽짜리 논문의 제목은 "19세기 사회방어 논의에서 내부의 적"(L'ennemi interieur dans le discours de la defense sociale au 19e siecle). '사회 방어'와 '내부의 적'이라는 말에서, 바로 푸코의 <사회를 보호(*)해야 한다>(Il faut defendre la societe)[1976년 강의록]와 <비정상인들>(Les Anormaux)[1975년 강의록]을 연상할 수 있겠다. 논문의 필자 또한 푸코의 78, 79, 80년대 강의록들(Securite.., biopolitique.., gouvernement..)의 편찬자이기도 하기에(아마도, 내 기억에) 더 그렇다.

 

그러나 논문의 제목에는 19세기 라고 한정하고 있으니, 바로 푸코의 이론에 집중하는 것은 아니겠고 푸코의 선행자들이 이미 한 세기 이전에 논의한 것을 비교 검토하는 정도가 아닐까 싶다. 물론 핵심은 '비정상인들'(혹은 '내부의 적들')로 부터 '사회를 어떻게 방어할 것인가' 하는 문제인데, 푸코는 '비정상인'으로 광기, 괴기, 성도착, 등에 엮인 사람들을 가리키고 그런 미세한 사례를 길게 분석하기도 하지만, 19세기 '사회의 적'의 중심에는 점증하는 산업화-도시화-계급화에 따른 사회적 연대의 해체가 있고 그것들이 바로 사회의 안정을 해치는 '내부의 적'이 되겠다. 푸코의 '미세 사례 분석'도 아마 이런 정치-경제학적 고려를 위한 곁가지에 불과하다고 나는 생각하는데, 아마도 그래서 이 논문의 필자도 푸코 이론의 가까운 연원을 19세기에서 찾아가는 게 아닐까 싶다 (아닐 수도 많다).

 

(*) <사회를 보호해야 한다>라는 한글본의 제목을 나는 <사회는 방어돼야 한다>로  바꾸고 싶다 [혹은 '사회를 방어해야 한다'  정도. 그러나 내가 앞의 수동문을 선호하는 이유는, 여기서의 관심의 중심은 생략된 '우리'가 아니라 우리가 방어할 '사회'라는 실체에 있기 때문에 그것을 목적어가 아닌 주어로 삼고싶기 때문이다]. 그 이유는, '보호'가 내적-소극적-폐쇄적 의미를 강조한다면(적이 누구든 별 상관없이 성문만 지키는), '방어'는 외적-적극적-전투적 의미를 강조하며 '방어'와 동시에 '적의 동태'에도 큰 중요성을 부과하며 '투쟁'하는 행위이기 때문이다. 단어적 의미에서도 보호하다(protéger)와 방어하다(défendre)는 엄연히 구별되는데, 거듭말하자면, 방어도 물론 어떤 공격으로부터 스스로를 보호하는 행위이기는하지만 보호를 위해 동시에 싸우는(en se battant) 행위를 포괄한다는 측면에서 단순한 '보호'와는 의미에 미묘한 차이가 있다. 더욱이 이제 사회라는 것은 단순히 그 존재자체가 갖는 의미에 대한 해명보다도 창궐하는 적들(혹은 '내부의 적들')의 실재에 대해 더 임박한 연구를 필요로 하기 때문이기도 하다. 그래서 '사회를 어떻게 방어할(지키기 위해 싸워갈) 것인가'라는 물음에는 '적들을 어떻게 공격하여 섬멸할 것이가' 하는 적극성이 동시에 함축돼 있다 하겠다. 만약에 내 설명이 맞다면, 이 책의 제목은 상당히 잘못된 것이고 수정돼야 한다 (최초 번역자가 길을 잘못 텃다).

 


L’ENNEMI INTERIEUR

DANS LE DISCOURS DE LA DEFENSE SOCIALE AU XIXe SIECLE
par Michel SENELLART

 

출처: Erytheis/Numéro 2/Novembre 2007 (pp. 264-284) http://idt.uab.es/erytheis/pdf/vf/6.pdf

저자: M. Senellart, Professeur de philosophie à l’Ecole Normale Supérieure des Lettres et Sciences Humaines, Lyon.


Abstract. In the nineteenth century emerge beside the criminal a new figure of the enemy: no more the one who threatens the security of the territory from outside, but the one who even within the society sow violence and destruction. An inside enemy then, who comes to substitute in the collective fears the spectre of the invader. How to explain the emergence of this new enemy? Does it suppose the way-out of the age of war as the principle framing of societies and the emergence of a peaceful sociability from now on? This is the argument put forward by B. Karsenti that we want to discuss in this paper, departing from the discourse of the Italian school of criminology (Lombroso, Ferri, Garofalo).

 

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Il y a, en toute société, des individus ou des groupes considérés comme dangereux pour sa cohésion, sa stabilité et sa survie. Aux deux extrémités de l’échelle sociale, les brigands, bandits, hors la loi d’un côté, le tyran de l’autre, incarnent classiquement ce péril interne. Si le danger que représentent les brigands et les vagabonds pour le « repos public » constitue, à partir de la fin du Moyen Âge, un problème politique de première importance, il n’entraîne cependant pas l’identification de cette catégorie sociale à un ennemi intérieur. Tout l’effort, au contraire, des théoriciens politiques est de distinguer le plus rigoureusement possible l’ennemi du bandit. Sans doute peut-on trouver un certain nombre d’exceptions. Ainsi Le Trosne, dans un Mémoire sur les vagabonds et les mendiants paru en 1764, écrit-il :

Les vagabonds sont pour les campagnes le fléau le plus terrible. Ce sont des insectes voraces qui désolent journellement la subsistance du cultivateur. Ce sont, pour parler sans figure, des troupes ennemies répandues sur la surface du territoire, qui y vivent à discrétion comme dans un pays conquis et y lèvent de véritables contributions sous le titre d’aumônes.[1]

La désignation des vagabonds comme « troupes ennemies », toutefois, est essentiellement descriptive (rappel, peut-être, des troupes errantes après la guerre de Cent ans), et n’a pas valeur de qualification juridicopolitique. Ces troupes, en outre, sont assimilées à un envahisseur (« comme dans un pays conquis ») et leur violence prend la forme classique de la conquête, même s’il s’agit plutôt d’une invasion de parasites — d’où la comparaison avec les insectes — que d’une conquête guerrière.
Selon Grotius, citant Ulpien, la définition de l’ennemi exclut les brigands et les pirates[2]. Vattel renforce cette doctrine, en affirmant, avant Rousseau, le caractère strictement politique de la guerre — « la puissance souveraine est seule en pouvoir de faire la guerre »[3]. — et, par suite, le caractère public du rapport d’hostilité.


Quant au tyran, il est considéré, chez Locke par exemple, comme un rebelle, qui établit un rapport de guerre avec la société, lui déclare la guerre par ses actes et l’agresse en quelque sorte du dehors. Dans le premier cas, la distinction ami/ennemi telle que la théorise le droit de la guerre, ne permet pas de désigner le bandit comme ennemi ; dans le second, si le tyran peut être qualifié d’« ennemi », c’est en un sens pré-politique, puisque le tyran-rebelle, recréant les conditions de l’état de guerre auquel l’institution du gouvernement avait eu pour fonction de mettre fin, se place lui-même, par rapport à la société, dans l’état de nature.
Ni l’un ni l’autre de ces deux exemples ne correspondent donc au concept d’ « ennemi intérieur ». Peut-être, toutefois, — je laisse cette hypothèse ouverte — est-il dans la nature de ce dernier de ne pouvoir être pensé que sous les espèces d’une altérité ou d’une extériorité radicale par rapport au corps social, à travers la figure de l’envahisseur, du barbare, du microbe etc. Concept paradoxal ou oxymorique, par conséquent, dont la définition renfermerait une contradiction essentielle.

1 Le Trosne 1764, p. 4 ; cité par Castel, 1999, p. 144 ; cf. également Wahnich 1996, p. 43. Michel Foucault commente ce texte dans son cours au Collège de France de 1972-1973, La société punitive (séance du 10 janvier 1973 ; inédit) ; cf. Legrand 2007, p. 77-80.
2 Cf. Grotius 1999, p. 612-613.
3 Vattel 1758, III, 1, § 4, t. 2, p. 3.

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C’est dans le discours de la défense sociale qu’émerge véritablement la figure de l’ennemi intérieur. On peut distinguer deux versions de ce discours[1] :

- une version « faible », qui correspond aux théories de l’Etat de droit pour lesquelles la pénalité a pour fonction essentielle d’assurer la défense de la société. Le crime constituant une transgression de l’ordre juridique, qui met en péril la sécurité de tous, la peine trouve sa fin dans son utilité sociale et non (du moins prioritairement) dans l’amendement ou le rachat du condamné. Conception utilitariste représentée, à des titres divers, par Hobbes et Beccaria.
- une version « forte » (sans aucun lien de continuité avec la précédente), qui correspond à la théorie de l’école italienne de criminologie à la fin du XIXe siècle, selon laquelle la société constitue un véritable organisme vivant menacé dans son équilibre par des éléments pathogènes. La pénalité, par conséquent, ne doit pas être considérée comme une rétribution du mal, mais comme une « fonction sociale de défense, un cas de la loi naturelle de la lutte pour la vie »[2].

1 Pour une présentation synthétique et très éclairante, cf. Gros, « Punir, c’est défendre la société », in Garapon et al. 2001, p. 63-89.
2 Tisseire 1890, p. 158.

 

Je ne m’intéresserai, ici, qu’à cette dernière conception, à partir du texte suivant de Roberto Garofalo — l’auteur d’un important traité de criminologie (il est, en même temps, l’inventeur du mot) — qui met en scène, de façon remarquable, le personnage de l’ennemi intérieur : La société ne s’inquiète pas du crime autant qu’elle le devrait, ni à l’égard de la victime, ni à l’égard de la prévention. Le fait que, dans nos sociétés civilisées, plusieurs milliers de personnes soient égorgées chaque année par des gens qui en veulent directement à leur vie ou à leur argent, et que des centaines de millions d’épargnes deviennent la proie de l’activité malfaisante, est bien plus grave, ce me semble, que presque toutes les questions dont on fait tant de cas dans les débats parlementaires. Le spectacle des boucheries et des pillages est d’autant plus hideux que la vie devient plus pacifique et moins incertaine.

Malheureusement, on se borne à les déplorer, ces scènes de sauvagerie, ces anachronismes sanglants, que l’on considère comme des cas exceptionnels, parce qu’il arrive rarement qu’on en est témoin, et parce qu’on croit toujours que le danger en est immensément reculé.
Mais voilà que la statistique arrive ; elle additionne les chiffres ; elle concentre toutes les sommes éparses de la douleur sociale ; elle nous montre un champ de bataille, où le carnage a été affreux ; elle réduit en un seul cri terrible les gémissements des blessés, les pleurs de leurs parents ; des légions d’estropiés défilent, à la lueur de l’incendie qui vient de détruire des maisons. Quel est l’ennemi qui a ainsi désolé cette contrée ? C’est un ennemi mystérieux, inconnu à l’histoire ; son nom c’est le CRIMINEL.[1]
Je voudrais m’appuyer, pour commenter ce texte, sur l’interprétation qu’en propose Bruno Karsenti dans un article paru en 1999 dans la revue L’inactuel, « Le criminel, le patriote, le citoyen. Une généalogie de l’idée de discipline »[2]. Karsenti souligne tout d’abord ce qui constitue, à ses yeux, l’originalité de la démarche de Garofalo par rapport à la littérature criminologique de son temps et, plus précisément, aux écrits des fondateurs de l’école positiviste italienne, Lombroso et Ferri. A la différence de ces derniers, Garofalo ne partirait pas d’une position naturaliste. Il ne dégagerait pas une essence du crime inscrite dans la permanence ou l’invariance d’une nature criminelle. Son point de départ, qui est le fondement même de sa démarche, consisterait dans le diagnostic d’une urgence et la nécessité d’une prise de conscience historique. C’est cette approche historique et non naturaliste du phénomène criminel qui ferait de lui, selon Karsenti, un « dissident de l’école lombrosienne »[3].

Quel est ce présent dont l’urgence nécessite l’invention d’un nouveau discours théorique ? Il consiste dans l’existence d’un ennemi omniprésent que le sentiment de quiétude des sociétés modernes a rendu invisible : non plus l’envahisseur, venu d’au-delà des frontières saccager le territoire, ni les troupes de brigands errant sur les routes, mais cet « ennemi mystérieux, inconnu de l’histoire (…), le criminel ». Ennemi qui serait resté inconnu du présent s’il n’était « reconstruit par une certaine mesure de la réalité sociale »[4], la statistique, qui fait apparaître le criminel comme le véritable ennemi de nos sociétés : ennemi du social (i.e. de la société comme lieu d’une vie régulière et paisible), mais aussi ennemi « que la réalité sociale engendre elle-même », en se constituant comme niveau de réalité mesurable[5]. C’est pourquoi la criminologie s’inscrirait au cœur de la sociologie.

1 Garofalo 1890, préface de la 1ère édition, p. XVI-XVII..
2 Karsenti 1999, p. 115-128.
3 Ibid., p. 115.
4 Ibid., p. 116.
5 Ibid., p. 117.

 

Cette modalité inédite du clivage de l’ami et de l’ennemi constitue, selon Karsenti, — c’est le deuxième moment de son analyse — le symptôme d’une transformation profonde de la représentation du politique. Elle révèle l’émergence d’un nouveau paradigme sous lequel ce dernier se donne désormais à penser. Contrairement à la pensée politique des siècles précédents, la structure ami/ennemi, dans le texte de Garofalo, n’est plus définie à partir de la guerre. La guerre, étrangement, se retire du discours sur l’ennemi. Non qu’il n’y ait plus de guerres, mais leur fonction, par rapport à la société, s’est profondément modifiée. C’est à une autre violence, une violence qui n’est pas de nature guerrière, que le corps social est essentiellement confronté. « Les crimes, écrit Karsenti, ne sont pas des exactions guerrières »[1].
Sans doute ce diagnostic, qui fonde la nécessité, du discours criminologique, s’inscrit-il dans une perspective très largement répandue au XIXe siècle. Il ne fait rien d’autre, à première vue, que traduire le schéma évolutionniste qui, de Saint-Simon à Comte et Spencer, prétend expliquer la grande révolution du XIXe siècle. Selon ce schéma, les sociétés industrielles, fondées sur la différentiation fonctionnelle des individus, l’échange et la coopération, ont succédé aux sociétés militaires, qui impliquaient un groupe uni, homogène, entièrement soumis à l’autorité. « Avec l’émergence du capitalisme industriel, la guerre s’est effacée comme principe constitutif du corps social »[2]. Dans le vocabulaire de Spencer, « les fonctions déprédatrices ont reculé au profit des fonctions végétatives, axées sur l’entretien des fonctions vitales de l’organisme et sur la satisfaction de chacune de ses parties »[3]. De ce point de vue, la disparition de la guerre peut être considérée comme « la condition primordiale d’apparition du criminel comme tel »[4]. C’est sur fond d’une société pacifiée (c’est-à-dire qui ne trouve plus son principe de cohésion dans la guerre extérieure) que le criminel, à l’âge industriel, incarne la figure de l’ennemi.

1 Ibid.
2 Ibid., p. 118.
3 Ibid.
4 Ibid.

 

S’il reconduit ce schéma évolutionniste, le discours criminologique, selon Karsenti, y introduit un élément original de complication. L’effacement de la guerre, en effet, ne signifie pas la disparition de la violence. Comment penser, dès lors, la différence entre crime et violence guerrière ? Pour que la criminologie puisse se constituer en science, il lui faut montrer que la violence qu’elle se donne pour objet « se détermine sur un autre lieu que celui de la guerre »[1], ce qui suppose, à l’inverse, d’établir que le héros de guerre n’est pas un criminel. C’est pourquoi il n’existe pas, à proprement parler, de « crime de guerre », comme l’explique Garofalo dans un passage étonnant :

Quant à la raison pour laquelle un général, qui est l’auteur d’un massacre, n’est pas considéré comme un criminel, elle est toute simple (…). C’est qu’avant d’arriver au criminel, il nous faut la notion du crime. Cette notion, nous l’avons donnée d’une manière plus complète : il ne suffit pas que les actes soient cruels ou injustes. Il faut encore qu’ils soient nuisibles à la société. Or, la guerre n’est pas un crime [je souligne, MS], puisqu’elle a du moins l’apparence d’un cas de nécessité sociale, et son but n’est pas de nuire à la nation, mais de la sauver de la destruction.[2]

Or cette distinction du criminel et de l’ennemi, pour Karsenti, n’a de sens qu’en fonction d’un troisième terme, silencieusement présupposé par tout le dispositif argumentatif de Garofalo : le citoyen. C’est du point de vue du citoyen qu’il est nécessaire d’opposer le criminel au guerrier, parce que le citoyen, qui ne vit plus dans la guerre, n’est pas un guerrier, mais parce qu’il faut bien également que le guerrier ne soit pas un criminel, pour ne pas affaiblir, dans le citoyen, la passion
patriotique qui lui est essentielle. Le nouveau plan d’analyse sur lequel se découpe la figure du criminel serait donc celui de la vie ordinaire du citoyen[3], une vie pacifiée et régulière, fondée sur « le sentiment de l’ordre, partagé par tous »[4] et tournée vers la satisfaction des besoins de l’existence. C’est cette « vie ordinaire » que Charles Taylor — à qui Karsenti, vraisemblablement, emprunte le concept — définit comme « l’ensemble des activités visant à assurer la vie, sa continuation et sa reproduction : les activités de production et de consommation, le mariage, l’amour, la famille »[5] et dans laquelle il voit un renversement radical des valeurs par rapport à l’éthique traditionnelle, religieuse ou aristocratique, de la « vie bonne ». « Eu zên, écrit-il, est désormais subordonné à zên »[1].

1 Ibid.
2 Garofalo 1890, p. 64 (non cité par Karsenti). A cet égard, poursuit Garofalo, la guerre est comparable au cas d’une exécution capitale : « Par un carnage sur un champ de bataille, la nation se défend de ses ennemis extérieurs ; par une exécution capitale, de ses ennemis intérieurs » (ibid.).
3 Karsenti 1999, p. 120 ; cf. déjà p. 119 : « (…) c’est la vie ordinaire des citoyens d’un Etat qui garantit leur sécurité [que le criminologue] voudrait préserver ».
4 Hegel 1989, p. 270 ; cité par Karsenti, p. 123.
5 Taylor 1989, p. 89.
1 Ibid.

 

De là, pour Karsenti, une rupture décisive avec la conception politique classique représentée par Hobbes. Le pacte social ne met pas fin aux guerres intérieures dont la menace est inscrite au cœur même du dispositif de la souveraineté. L’hostilité générale régnant dans l’état de nature ne disparaît pas avec l’institution de l’état civil, mais se perpétue sous une forme atténuée, latente, souterraine, comme en témoigne le sentiment de crainte qui pousse chacun, le soir venu, à verrouiller sa porte[2]. A la guerre de tous contre tous a succédé, dans l’état civil, « la guerre toujours actuelle des voleurs et des volés »[3]. C’est la raison pour laquelle, d’une part, « la politique ne peut pas être ordinaire, mais (…) procède toujours de l’extraordinaire, de ces ruptures et de ces déchirements dans l’ordre régulier d’une vie pacifiée qui n’est jamais acquise, mais toujours déplacée à titre (…) d’horizon du politique »[4], et que le véritable ennemi, d’autre part, pour Hobbes, garde le visage de l’envahisseur, quand bien même il agit au sein de la cité : il est « celui qui vient, de l’extérieur, pénétrer un espace intérieur »[5]. « La relation du citoyen et de son ennemi reste [donc] extrinsèque », bien qu’elle s’établisse dans l’espace privé.
Il en va tout autrement, en revanche, de l’ennemi intérieur au XIXe siècle. Celui-ci n’est plus perçu comme un envahisseur, parce que le crime ne consiste pas dans la violence personnelle faite aux individus, mais dans la violence faite au droit. « [L’] ennemi véritable n’est plus mon ennemi, mais l’ennemi du droit »[6], en tant que ce dernier se concrétise dans un ordre institutionnel qui garantit la sécurité de chacun. Ce n’est plus à partir d’un rapport de guerre, dès lors, que se détermine l’ennemi. La relation entre le citoyen et l’ennemi cesse d’être extrinsèque et passe désormais à l’intérieur de chaque citoyen. Ennemi intérieur, donc, dans le double sens de l’ennemi présent dans l’espace social et de l’ennemi « que tout citoyen porte en lui, virtuellement, comme puissance de désobéissance au droit »[7].

2 Cf. Hobbes, 1971, p. 125.
3 Karsenti 1999., p. 121.
4 Ibid., p. 120.
5 Ibid., p. 121.
6 Ibid., p. 124.
7 Ibid., p. 125.

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A ce riche et subtil commentaire du texte de Garofalo, il est assez aisé d’opposer une série d’objections factuelles : En premier lieu, on ne saurait aucunement considérer Garofalo comme un dissident de l’école lombrosienne. L’invention, qui lui revient, du mot « criminologie » ne constitue pas le signe de sa dissidence, mais tout au plus de sa différence au sein de cette école. Comme l’écrit, par exemple, J. Dallemagne, dans son livre Les théories de la criminalité paru en 1896, « M. Garofalo personnifie avec Lombroso et Ferri, la trinité des maîtres incontestés de l’école italienne. Et on peut même dire que tous trois représentent, en se complétant, les initiateurs de l’Anthropologie criminelle dans ses données générales »[1].

Plus récemment, Robert Nye, auteur d’un magistral ouvrage sur l’histoire de la criminologie en France à la fin du XIXe siècle[2], écrit que la Criminologie de Garofalo, avec la Sociologie criminelle de Ferri, parue la même année (1885), « achevèrent de poser les fondations philosophiques essentielles de l’école »[3]. En dépit de divergences sur des questions mineures[4], l’école italienne, précise-t-il, « fit preuve d’un surprenant degré d’unité sur les principes premiers des découvertes lombrosiennes : le rôle prépondérant des facteurs héréditaires dans le comportement criminel, l’existence de caractères morphologiques propres aux criminels, et la conviction que différentes influences pathologiques — atavisme, dégénération, épilepsie, imbécillité morale — contrôlaient l’apparition des manifestations physiologiques criminelles »[5].

1 Dallemagne 1896, p. 128.
2 Cf. Nye 1984.
3 Nye 1976, p. 336.
4 Sur ces divergences, Nye renvoie à l’introduction de Mannheim 1960, p. 1-35.
5 Nye, 1976., p. 336.

 

Il n’est pas possible, par conséquent, d’affirmer que La Criminologie de Garofalo « ne procède pas d’un parti-pris naturaliste »[6] et se refuse à toute essentialisation du crime. Le sous-titre même du livre — Etude sur la nature du crime et la théorie de la pénalité — ainsi que tout le premier chapitre consacré à la définition du « délit naturel », condition d’un traitement scientifique de la criminalité[7], témoignent du contraire. Garofalo définit ainsi le crime naturel : tout acte lésant « cette partie du sens moral qui consiste dans les sentiments altruistes fondamentaux, c’est-à-dire la pitié [sentiment de bienveillance] et la probité [sentiment de justice] »[1], et ceci, souligne-t-il, quels que soient le degré d’évolution du sens moral ou le système de valeurs propre aux différentes sociétés. Cet acte constitue une « anomalie morale » qui a pour substrat, chez le délinquant, des caractères que révèlent l’anthropologie et la psychologie criminelles. Il est donc doublement naturel, par son effet — l’opprobre unanime qu’il suscite — et sa cause — les instincts ou tendances du criminel, ce « monstre dans l’ordre moral »[2].
Mais c’est la thèse de l’effacement de la guerre comme condition d’apparition du criminel en tant qu’ennemi social (et de constitution, par conséquent, du discours criminologique) que je voudrais discuter. Est-il vrai, dans le discours ici convoqué comme témoin d’une « politique de la vie ordinaire », que le criminel n’apparaisse plus comme un envahisseur ? que la relation du citoyen au criminel ne soit plus extrinsèque ? que la lutte contre le crime ne soit plus perçue comme la perpétuation d’un rapport de guerre ?
L’argumentation développée par Karsenti, tout d’abord, s’inscrit clairement dans un rapport polémique avec certaines des conclusions du cours de Michel Foucault, « Il faut défendre la société »[3]. L’objectif initial de ce cours, qui justifie son titre, était, dans la continuité du cours prononcé l’année précédente sur les « anormaux »[4], d’étudier le « fonctionnement, à la fin du XIXe siècle, de la psychiatrie comme défense sociale, en prenant pour point de départ le problème de l’anarchie, du désordre social, de la psychiatrisation de l’anarchie »[5]. Or ce problème avait déjà été abordé dans le cours de 1975, à partir de l’exemple de Lombroso (lequel, il faut s’en souvenir, était psychiatre de formation). Il s’agissait alors, dans la leçon du 12 février, d’expliquer la demande psychiatrique nouvelle à l’égard de la psychiatrie qui s’était produite entre 1850 et 1875. Quelle était la nature de cette demande ?

[6] Karsenti 1999., p. 115.
[7] Garofalo 1890, chap. 2, p. 62 : « Nous avons tâché d’isoler le délit naturel, afin de pouvoir en faire une étude scientifique, ce qui serait impossible si l’on prenait toutes les actions punissables que l’on trouve pêle-mêle dans les codes ».
[1] Ibid., ch. 1, Garofalo précise : « Il faut, de plus, que la violation blesse non pas la partie supérieure et la plus délicate de ces sentiments, mais la mesure moyenne dans laquelle ils sont possédés par une communauté et qui est indispensable pour l’adaptation de l’individu à la société » (ibid.; souligné par lui) .
2 Ibid.,
3 Foucault 1997.
4 Foucault 1999.
5 Foucault, ibid., dernière leçon, p. 301. Cf. également le « résumé du cours », p. 311.

 

C’était, selon Foucault, de fournir un « discriminant psychiatrique à effet politique » entre les individus, les groupes, les idéologies et les processus historiques eux-mêmes[1]. Tâche dont l’urgence paraissait s’imposer après la vague de révolutions qui avait secoué l’Europe depuis 1848. L’Italie, sur ce terrain précéda la France, et Foucault montre comment l’anthropologie de Lombroso, sur la base de critères anatomiques et psychologiques, permit l’élaboration d’un tel principe de discrimination entre la « vraie révolution » (républicaine, anticléricale, nationaliste) et ses déviations socialiste ou anarchiste[2]. C’est de la même façon, dit-il, qu’en France après 1871 et jusqu’à la fin du siècle, la psychiatrie fut utilisée sur ce modèle du principe de discrimination politique.
Tel est donc l’objet — les théories italienne et française de la défense sociale ou, si l’on préfère, le nouveau paradigme anthropologico-psychiatrique qu’elles représentent — que se proposait d’étudier Foucault dans son cours de 1976. Or, comme on le sait, celuici présente un contenu très différent, puisqu’il traite non plus de la défense sociale, mais de la guerre dans le discours historique. Cet objet, toutefois, ne disparaît pas entièrement, mais se trouve resitué dans une perspective généalogique plus générale : celle qui permet de rendre compte, selon Foucault, du « grand renversement de l’historique au biologique (…) dans la pensée de la guerre sociale »[3]. La défense de la société, ainsi, se rattache à la guerre par le fait qu’elle est pensée, à la fin du XIXe siècle, comme « une guerre interne »[4], contre les dangers naissant du corps social lui-même.

1 Ibid., p. 141.
2 Ibid., p. 142-143.
3 Foucault 1997, leçon du 10 mars 1976, p. 194.
4 Ibid.

 

Karsenti, dans son article, ne se réfère qu’une seule fois à ce cours de Foucault, à propos de la « lecture provocante de Hobbes » exposée par ce dernier. Foucault montre, en effet, qu’il n’y a pas véritablement de guerre dans cet état de nature que Hobbes décrit comme une guerre de tous contre tous, « car ce qui s’affronte ce sont des intentions de faire la guerre, et non des forces réelles »[5]. Guerre d’intimidations ou de représentations : c’est cette définition hobbesienne de la guerre interindividuelle qui permet à Karsenti, comme on l’a vu, d’affirmer que la guerre, pour Hobbes, ne cesse pas dans la société civile. Or, paradoxalement, c’est en prenant appui sur cette non-guerre, présentée malgré tout comme une sorte de guerre dans l’Etat classique, que Karsenti en vient à nier l’existence, ou la permanence, de toute « guerre intérieure » dans l’espace politique que décrivent au XIXe siècle les sciences sociales : « Dans la figure qu’on vient de faire apparaître de l’ennemi intérieur, écrit-il, on aurait tort de voir le signe d’une guerre intérieure. Le lieu clos de l’identité citoyenne où vient s’inscrire le criminel n’est pas devenu un nouveau lieu d’affrontement. (…) Il ne s’agit pas ici d’une scission intérieure et d’un conflit intériorisé de forces antagoniques »[1]. L’erreur, en somme, pour Karsenti, est de vouloir rendre compte de la tension qui structure l’identité du citoyen — tension entre le citoyen et l’ennemi qu’il porte virtuellement en lui — à partir d’un antagonisme extérieur, entre des groupes ou des classes sociales. Cette erreur, ce serait celle de Foucault (même s’il n’est pas explicitement désigné ici) qui, aveuglé sans doute, par son modèle d’analyse des relations de pouvoir comme rapport d’affrontement, n’aurait pas pris acte de « l’effacement du rapport agonistique dans la conception du politique »[2]. On comprend mieux, ainsi, le sous-titre de l’article : « Une généalogie de l’idée de discipline ». C’est d’une autre généalogie, non foucaldienne, qu’il expose les conditions et trace une première esquisse, sous la forme d’un retour à la grande tradition sociologique française depuis Durkheim.
En dépit de ses limites, cette analyse de Karsenti constitue, sans doute, l’une des discussions les plus fines et les mieux articulées des thèses qui sous-tendent le travail de Foucault en 1975 et 1976. Il serait intéressant, d’ailleurs, de l’examiner de plus près à la lumière du tournant que dessine, dans la pensée de Foucault, la problématique du bio-pouvoir, introduite à la fin du cours de 1976 et dont découle l’attention portée, dans les cours de 1978 et 19793, à la gouvernementalité libérale. Le bio-pouvoir, n’est-ce pas précisément la prise en charge, au niveau d’une population, des processus collectifs de la « vie ordinaire » ?

5 Karsenti 1999, p. 120-121.

1 Ibid., p. 125.
2 Ibid.
3 Cf. Foucault 2004.

 

Revenons, pour évaluer la pertinence de cette approche critique de Foucault, sur la reconstruction statistique du phénomène criminel. Celle-ci, selon Karsenti, aurait une fonction essentiellement cognitive. Elle permettrait à la société, assoupie dans sa quiétude, de prendre conscience de l’existence d’un ennemi qui, sans cet instrument de mesure, lui serait resté inconnu. « Un cri et un spectacle en forme de chiffres et de courbes »[1] — cri des victimes, spectacle de leur souffrance —, la statistique rendrait soudain visible ce que la société, dans son rapport immédiat à elle-même, serait incapable de voir : non pas le crime comme fait divers ou événement sensationnel, qu’elle ne voit que trop bien, mais la criminalité comme fait social, phénomène massif, menace pour l’ordre social tout entier. Elle donnerait unité et consistance à une réalité éparse et discontinue.
La statistique, assurément, a joué un rôle déterminant dans la formation de la science criminologique. En France, c’est en 1827 que commencent à paraître les « Comptes généraux de l’administration de la justice criminelle », sur la base de formulaires permettant la collecte de données positives et comparables[2]. Se fondant sur ces documents, le juriste André-Michel Guerry (1802-1866), directeur du département de la statistique criminelle du Ministère de la Justice, publia un Essai sur la statistique morale en France[3], dans lequel, pour la première fois, au moyen de tableaux récapitulatifs, il mettait en évidence la constance et la régularité remarquables des chiffres de la criminalité (y compris du crime contre soi-même, le suicide)[4]. Grâce au tableau statistique, « les faits [pouvaient] être embrassés d’un même regard, non seulement dans leur simultanéité, mais dans leur succession »[5]. Le crime, ainsi, au moyen de cette mise en visibilité, cessait d’être un accident pour devenir une composante stable et régulière de la vie sociale.
Ce n’était pas seulement « le crime », dans sa distribution par sexes, classes d’âge, saisons et zones géographiques, que dévoilait le tableau statistique, mais « le criminel » lui-même. Celui-ci n’était pas identifié à une espèce d’hommes ou un groupe social particulier. Bien au contraire, les chiffres de la criminalité faisaient apparaître le « penchant au crime » comme une probabilité statistique portant sur l’homme en général[6]. Selon Adolphe Quételet (1796-1874), dont les travaux marquèrent une étape décisive dans l’essor de la criminologie[7], les causes de la criminalité se situaient principalement dans la société. « C’est elle, en quelque sorte, qui prépare ces crimes et le coupable n’est que l’instrument qui les exécute »[1]. Le criminel, en somme, n’était autre que la figure du mal que la société se fait à elle-même, du fait de ses désordres internes.
1 Karsenti 1999, p. 116.
2 Cf. Perrot 1977, p. 126-127 ; van Kerckvoorde 1994 p. 255.
3 Guerry 1833.
4 Cf. van Kerckvoorde 1994, p. 256. Voir le rapport à l’Académie des sciences qui précède l’Essai de Guerry, p. 1-2.
5 Guerry, p. III.
6 Cf. van Kerckvoorde 1994, p. 259.
7 Cf. Beirne 1987, p. 1140-1169.

[1] Quételet 1835, t. 1, p. 10. Passage identique in Quételet 1869, p. 278 (cité par van Kerckvoorde 1994, p. 261).

C’est donc dès les années 1830 que la statistique, en France tout d’abord, mais aussi, à son exemple, dans les autres pays européens, avait permis de mesurer l’importance et la permanence du phénomène criminel dans la vie sociale, d’en chiffrer les effets et d’orienter la réflexion des juristes et des politiques vers la recherche de ses causes. C’est à cette époque que, grâce à elle, le criminel est apparu non simplement comme l’agresseur, mais comme le produit du corps social. C’est alors que le crime s’est dissocié de l’image du barbare ou de l’envahisseur (même si, nous le verrons, cette représentation demeurait très présente dans la conscience des contemporains) pour s’inscrire dans l’horizon d’expérience de l’ « homme moyen », sujet de la vie ordinaire.
L’événement que met en scène le texte de Garofalo — « Mais, voilà que la statistique arrive … » — correspond, dans l’histoire de la criminologie, au développement de la statistique morale des années 1830, dans le sillage de laquelle se constituera la sociologie de Durkheim (rappelons que son article de 1888, « Suicide et natalité »[2], se présentait comme une « étude de statistique morale »). Mais il lui donne un sens nouveau. Que donne à voir en effet, selon lui, la statistique ? Les dégradés subtils d’une cartographie territoriale du crime ? Les courbes exactes de sa fréquence ? La froide et rigoureuse ordonnance d’un tableau comparatif ? Non, mais un « champ de bataille » : « elle nous montre un champ de bataille, où le carnage a été affreux »[3]. Par l’éclairage qu’elle jette sur la criminalité, la statistique dévoile un théâtre de guerre : « des légions d’estropiés défilent, à la lueur de l’incendie qui vient de détruire les maisons »[4]. Cette image ne répond pas à un seul souci rhétorique de dramatisation et c’est à tort que l’on n’y verrait qu’une forme d’emphase[5]. Elle est, au contraire, essentielle au propos de Garofalo. Ce n’est pas par hasard, qu’en 1891, l’anthropologue américain Robert Fletcher, favorable aux thèses de l’école positiviste italienne, choisit d’ouvrir sa conférence devant la Société anthropologique de Washington, par ce même tableau de guerre :

Dans les grandes cités, les villes et les villages du monde civilisé, chaque année, des milliers d’hommes inoffensifs sont massacrés [slaughtered] ; des sommes considérables, produit d’un labeur honnête et d’une prudente épargne, sont emportés par le conquérant dont les incendies éclairent les destructions. Qui est ce dévastateur, ce moderne « fléau de Dieu » dont l’histoire n’a pas enregistré les actes ? Le criminel ! Les statistiques montrent, de façon indubitable, que s’il était possible de rassembler en un même lieu et un même moment le carnage qu’il produit chaque année, ce dernier surpasserait les horreurs de bien des champs de bataille les plus sanglants[1].

2 Durkheim 1888.
3 Garofalo, 1890, p. XVII.
4 Ibid.
5 Karsenti 1999, p. 116 : « Le ton emphatique ne doit pas masquer la portée du propos ».
1 Fletcher 1891, p. 201.


La comparaison du criminel avec l’ennemi qui dévaste une contrée est reprise, de toute évidence, du texte de Garofalo, dont elle explicite, par une dramatisation accrue, la signification véritable.

1. La statistique fonctionne bien comme un opérateur de connaissance. Elle fait apparaître la fréquence, la proximité et la régularité d’un phénomène que la conscience commune perçoit comme rare, lointain et exceptionnel. Elle met au jour, de cette façon, une sorte d’inconscient, ou de refoulé, du social. Mais elle fait plus : elle dévoile, derrière les apparences de la paix civile, le tumulte d’une guerre impitoyable.
2. Cette guerre est menée par un ennemi « inconnu à l’histoire ». Non seulement parce que sa violence — du fait de l’industrialisation, du développement urbain, du paupérisme — atteint un seuil ou prend des formes dont les siècles précédents n’avaient pas fait l’expérience, mais surtout parce que l’histoire, accoutumée à décrire des batailles, dénombrer les combattants, faire le compte des morts et exalter la gloire des vainqueurs, n’avait pas jusqu’alors, faute d’instrument adéquat, « enregistré les actes » de ce nouvel ennemi. L’identification de ce dernier n’implique donc pas l’effacement de la guerre au profit d’un mode pacifié de cohésion sociale, mais le passage d’un type classique de bataille à un autre type, non répertorié dans les annales politico-militaires, pour lequel il faut inventer d’autres concepts et d’autres armes.
3. Cet ennemi, loin d’apparaître comme un quasi-semblable (l’ennemi dont chacun porte en soi la potentialité, dans la communauté des citoyens), est dépeint au contraire sous les traits de l’envahisseur, tel le « conquérant » qui désole un pays et ne laisse que ruines sur son passage. Comment, toutefois, l’ennemi intérieur peut-il en quelque sorte surgir de l’extérieur ? Cette extériorité paradoxale tient à sa radicale altérité. « Moderne “fléau de Dieu” », le criminel est un barbare, étranger à la civilisation, dépourvu de ces sentiments sociaux qui constituent les liens élémentaires de la vie collective. Barbarie qui ne l’exclut pas seulement de l’espace civilisé, mais le rattache à un stade primitif de l’évolution humaine. C’est pourquoi Garofalo qualifie « le spectacle des boucheries et des pillages » commis dans les sociétés modernes de « scènes de sauvagerie » et — formule remarquable — d’ « anachronismes sanglants »[1]. Ces expressions sont à prendre au pied de la lettre : elles s’expliquent par la théorie lombrosienne de l’atavisme ou régression au stade de l’humanité primitive, dont Garofalo se montre ici, comme le plus souvent, le fidèle défenseur.
4. La désignation du criminel, dans ces textes, comme ennemi de la société, c’est-à-dire comme nouveau barbare, fait donc signe non vers une sociologisation du crime, mais vers une anthropologisation du criminel. Il suffit pour s’en convaincre de lire le long chapitre consacré par Garofalo à « l’anomalie du criminel »[2], dans lequel, partant des « données de l’anthropologie », il souligne « l’importance de la constatation des anomalies anatomiques », affirme la « nature congénitale et héréditaire des penchants criminels » et développe méthodiquement la comparaison du « criminel typique » avec le sauvage. La préface de la 2ème édition précise clairement l’enjeu du livre : contre la conception strictement juridique de la pénalité, il s’agit, par la reconnaissance des « caractères anthropologiques différentiels du monde criminel »[3], de mettre enfin la science pénale en accord avec les nécessités de la défense sociale.

[1] Cette conception étonnante du crime comme « anachronisme » trouve un écho chez certains anthropologues français, tel Arthur Bordier (1841-1910), fondateur de la Société de médecine publique en 1877 : « Le criminel, ainsi compris, est un anachronisme, un sauvage en pays civilisé, une sorte de monstre et quelque chose de comparable à un animal qui, né de parents depuis longtemps domestiqués, apprivoisés, habitués au travail, apparaît brusquement avec la sauvagerie indomptable de ses premiers ancêtres » (Bordier 1879, p. 297 ; cité par Blanckaert, 1994, p. 62 ; pour une analyse plus approfondie de la pensée de Bordier, cf. Renneville, 1994, p. 90-191).
[2] Garofalo, 1890, p. 69-141.
[3] Ibid., p. VII.


5. On comprend mieux, ainsi, la critique que fait Garofalo de l’indolence de la société face au crime (« Que fait la société pour prévenir tant de malheurs ? Rien ou bien peu »[1]. Cette insouciance ne traduit pas seulement le sentiment illusoire de quiétude d’une société désormais pacifiée (« la vie (…) devenue plus pacifique et moins incertaine »[2]. Elle procède surtout de la méconnaissance de la véritable nature du criminel. Méconnaissance issue elle-même d’une conception idéaliste ou métaphysique de la responsabilité héritée du siècle des Lumières et du refus, commun aux juristes, de prendre en considération, dans l’analyse du crime, le poids du déterminisme biologique. A l’égalité morale des individus il faut substituer l’idée que les criminels, de par leur constitution physique et psychique, constituent une « variété » spéciale « de l’espèce humaine »[3], une « race dégénérée physiquement et moralement »[4]. Seule une science criminologique fondée sur cette base est en mesure d’assurer une véritable prévention du crime — c’est bien sur cette dimension préventive, en effet, plutôt que sur la punition, que met l’accent Garofalo dans l’extrait cité — et une répression adaptée aux différents types de criminel.
Ce n’est donc pas la statistique à elle seule, mais l’élaboration de ses données dans le cadre d’une théorie anthropologique qui fait apparaître le criminel, le rend visible à la société et permet de l’identifier comme ennemi intérieur. Pour combattre un ennemi avec quelque espoir de succès, écrit Garofalo, il faut avant tout le connaître. Or cet ennemi, ce n’est pas l’individu criminel, ou le criminel que chacun porte virtuellement en soi (même s’il existe, bien sûr, des « criminels d’occasion »), mais le criminel par nature ou criminel-type dont on ne peut connaître les signes de dégénération que par l’observation directe de la population pénitentiaire[5].

(…) il faut convenir — comme l’a dit M. Marro — « que tous ceux qui s’occupent de l’étude physique du criminel en viennent à la conclusion que les délinquants sont des êtres à part ». Il n’y a guère que ceux qui n’ont jamais visité un bagne ou une maison de force qui peuvent affirmer le contraire. (…)

Un premier fait non douteux, c’est que dans une prison il est aisé de distinguer les assassins des autres détenus [Garofalo cite alors le portrait du criminel-type par Lombroso].
Ce type est tellement détaché que les assassins diffèrent généralement des autres hommes de leur pays bien plus que ceux-ci ne diffèrent de la population d’un autre pays, qu’elle soit même différente ethnographiquement. (…)
Veut-on contrôler par sa propre expérience les affirmations de ces anthropologistes ? On n’a qu’à se rendre dans une prison et, à l’aide du signalement que je viens de résumer, on distinguera presque d’un coup d’œil les condamnés pour vol des condamnés pour meurtre. Je déclare pour ma part que je me suis à peine trompé sept ou huit fois sur cent.[1]

[1] Ibid., p. XVII.
2 Ibid., p. XVI.
3 Ibid., p. 70.
4 Ibid., p. 70-71.
5 Ibid., p. XI : « Pour le connaître, il faut l’avoir longuement observé dans les prisons, dans les bagnes, dans les lieux de rélégation. C’est à ceux qui l’ont étudié ainsi, que l’avenir réservera la mission de transformer la science pénale de telle sorte qu’elle soit en harmonie avec les nécessités sociales » — et non aux juristes, par conséquent, qui, faute d’une telle observation,, « ne connaissent pas [le criminel] » (ibid.).

[1] Ibid., p. 72-73 et 75.

*

Préfaçant L’homme criminel de Lombroso en 1887, Charles Létourneau (par ailleurs assez critique à l’égard de ce dernier) commente ainsi la description des traits caractéristiques du criminelné :

Que, par bien des traits, le portrait du criminel-né rappelle celui des races inférieures, on ne saurait le nier. A quelles causes générales faut-il attribuer la persistance, au sein des sociétés dites civilisées, de ce type inférieur, criminel ? A l’atavisme ? Sûrement. Il n’est plus douteux que nous descendions d’ancêtres aussi grossiers, aussi sauvages que les plus arriérées des races contemporaines ; et nous savons que, dans les races primitives, la plupart des actes, aujourd’hui réputés criminels, sont parfaitement licites et même parfois admirés.[2]

Il convient de rappeler que cette caractérisation de l’ennemi social en terme de race inférieure ou de sauvage est antérieure à la biologisation de la déviance opérée par l’anthropologie criminelle. C’est dans une certaine perception collective de la criminalité, au début du XIXe siècle — plus exactement, de la criminalité urbaine dans les quartiers pauvres — que l’identification du criminel et du sauvage trouve, sinon son origine, du moins l’une de ses premières et plus frappantes expressions. Louis Chevalier, dans son grand livre Classes laborieuses et classes dangereuses[1], a montré avec quelle fréquence les qualificatifs de « barbare » et de « sauvage »2 étaient appliqués aux classes laborieuses dans la première moitié du XIXe siècle, tant du côté de la bourgeoisie, pour traduire la peur nouvelle qu’elles lui inspiraient, que des prolétaires eux-mêmes, de leurs représentants ou de leurs défenseurs, pour affirmer leur hostilité radicale à l’ordre établi. C’est ainsi qu’Eugène Buret, qui voyait dans « l’extrême misère » une « rechute dans la sauvagerie »[3], développe longuement la comparaison dans sa fameuse enquête de 1840, De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France : les ouvriers sont assimilables à des sauvages par l’incertitude de leur existence, leur nomadisme incessant, la saleté, l’insalubrité et l’état d’abrutissement dans lesquels ils sont réduits à vivre, l’ivrognerie, cette passion qui « ne se rencontre au même degré que chez les peuples sauvages ». Les révoltes ouvrières elles-mêmes évoquent la figure paradoxale du barbare, produit de la guerre des classes, qui menace d’envahir la société de l’intérieur : [Les ouvriers] considèrent [leurs maîtres] comme des hommes d’une classe différente, opposée et même ennemie. Isolés de la nation, mis en dehors de la communauté sociale et politique, seuls avec leurs besoins et leurs misères, ils s’agitent pour sortir de cette effrayante solitude, et, comme les barbares auxquels on les a comparés, ils méditent peut-être une invasion.[4]
Comparaison fréquemment reprise, également, par la littérature populaire, témoin Eugène Sue qui, à l’instar de Fenimore Cooper avec les sauvages d’Amérique, se propose dans Les mystères de Paris de décrire la vie de ces « autres barbares aussi en dehors de la civilisation que les sauvages peuplades [d’Amérique du nord] », mais qui, à leur ifférence, « sont au milieu de nous » :

Nous pouvons les coudoyer en nous aventurant dans les repaires où ils ivent ; où ils se rassemblent pour concerter le meurtre, le vol, pour se partager enfin les dépouilles de leurs victimes. Ces hommes ont des mœurs à eux, des femmes à eux, un langage à eux (…). Comme les sauvages, enfin, ces gens s’appellent généralement entre eux par des surnoms empruntés à leur énergie, à leur cruauté, à certains avantages ou à certaines difformités physiques.[1]

[2] Ch. Létourneau, préface à Lombroso 1887, p. V.

[1] Chevalier 1978.
[2] La différence entre le « sauvage » et le « barbare » dans le discours politique du XVIIIe siècle qu’analyse Foucault en 1976 (Foucault 1997, p. 174-176) cesse ici d’être pertinente.
[3] Cité par Michel 1981, p. 213.
[4] Buret, cité par Chevalier 1978, p. 595.

[1] E. Sue, cité par Chevalier, ibid., p. 663.

De l’image romantique du barbare à la stigmatisation des « Apaches » à la fin du siècle, un même thème traverse le discours savant et populaire. Il serait erroné de n’y voir qu’un cliché littéraire. Comme l’a souligné L. Chevalier, cette comparaison du prolétaire et du sauvage, l’insistance sur les signes non seulement moraux, mais également physiques attestant cette (quasi)identité, témoignent de « l’attention à des différences que l’on considère comme étant de race »[2]. « Les mots, communément employés et qui reviennent avec une telle insistance en ces écrits, expriment le caractère véritablement racial des antagonismes sociaux à Paris, au cours de ces années. C’est en termes de races que les groupes sociaux se considèrent, se jugent et s’affrontent »[3]. Commentant les mêmes textes (notamment celui d’Eugène Buret sur le paupérisme en France), O. Le Cour Grandmaison écrit : « Les ennemis de la civilisation ne sont (…) pas seulement à l’extérieur de l’Europe, ils se trouvent aussi en son sein. Les différences sociales croissantes et les luttes de classes qu’elles engendrent sont désormais pensées dans les termes d’une quasi-lutte des races »[4]. On est assez loin, ici, de cette image d’une « société civile pacifiée, lieu d’une vie sociale régulière et sereine », sur fond de laquelle se découperait la figure menaçante du criminel[5].

2 Chevalier, ibid., p. 595.
3 Ibid., p. 670.
4 Le Cour Grandmaison 2005, p. 280.
5 Karsenti 1999, p. 117.

 

 

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